Côte d'Ivoire: Interview with Jean-Euloge SORO-KIPEYA

Jean-Euloge SORO-KIPEYA

Directeur Général de l’Agence Nationale du Service Universelle des Télécommunications – Tic (ANSUT) (Agence Nationale du Service Universel)

2015-05-27
Jean-Euloge SORO-KIPEYA

Comme vous le savez, c’est la crise en Europe et l’instabilité politique dans le Moyen-Orient et tous les signes montrent que c’est la décennie de l’Afrique qui connait une forte croissance économique. À votre avis, quel est le rôle que la Côte d’Ivoire peut jouer dans la région ?

 

De par son histoire et du fait qu’elle soit dans l’une des rares communautés économiques existantes qui fonctionnent véritablement en Afrique, je pense que la Côte d’Ivoire présente les atouts nécessaires pour prétendre à ce statut de hub de la sous-région. Elle se positionne comme un pays phare, car elle détient un certain niveau de disponibilité en terme d’infrastructures routières, énergétiques, et de communication qui lui permet de pouvoir jouer les premiers rôles dans la région. La Côte d’Ivoire devrait saisir cette opportunité pour devenir le passage obligé de la sous-région et pourquoi pas de l’Afrique pour les investisseurs qui veulent développer leurs « business », s’implanter sur le continent et avoir un rayonnement sur le marché régional - doté d’une consistance d’une vingtaine de millions d’habitants en moyenne - comme la Côte d’Ivoire qui compte 23 millions d’habitants. Un constat qui démontre qu’en soi, les pays de la région ne constituent pas individuellement un marché potentiel comparativement à la Chine qui a elle seule, constitue un marché potentiel doté de 600 à 700 millions d’abonnés de téléphonie mobile pour un opérateur qui veut y investir. A contrario, pour les pays africains il faut procéder à des regroupements pour que leurs marchés soient économiquement viables et rentables pour le même opérateur au même titre qu’en Chine. Un contexte de regroupement dans lequel la Côte d’Ivoire peut se positionner en raison de son potentiel.

 

Quels sont aujourd’hui les challenges qui restent à relever dans le secteur  des télécoms, qui malgré la crise, a vraiment évolué ?

 

Depuis 2012, la politique en matière de télécommunication a été revue en Côte d’Ivoire. Cette révision a commencé par la mise en place d’un cadre institutionnel et réglementaire qui a eu l’avantage de remplacer un cadre qui s’avérait de plus en plus obsolète et inopérant.  Ce changement a commencé par l’adoption de nouvelles lois et la création de nouvelles entités comme l’ANSUT mise en place avec un nouveau cadre réglementaire. Ce réaménagement du cadre réglementaire était l’une des premières bases à poser avant de pouvoir construire des stratégies de développement des télécommunications. Pour le gouvernement, la stratégie consistait à définir les acteurs clés qui assureraient le développement et la gestion de ce secteur. À ce propos, il y a eu aussi la création de l'ARTCI qui a remplacé l’ancienne l’Agence des Télécommunications de Côte d’Ivoire (ATCI) et le Conseil des Télécommunications de Côte d’Ivoire (CTCI) fusionnés. On est passé ainsi d’une agence à une autorité de régulation. Il y a eu aussi la création de l'Agence ivoirienne de Gestion des Fréquences Radioélectriques (AIGF) qui gère tout le spectre des radios fréquences. Quant à l’ANSUT, c’est elle qui est chargée du développement des télécommunications et de l’accessibilité pour tous aux services de télécommunications. À partir de ces trois entités, l’État veut pouvoir développer durablement et efficacement le secteur des télécommunications. En ce qui concerne l’ANSUT, je peux vous dire qu’en terme de développement des télécommunications et de l’accessibilité des populations aux services de télécommunications il y a quand même des résultats probants qui ont déjà été obtenus. On peut revendiquer des réalisations visibles et pertinentes. Dans le détail, de ce que nous avons réalisé à ce jour et projetons de faire pour l’avenir en matière de développement des télécommunications, il faut retenir d’abord que l’axe d’intervention de l’ANSUT porte à la fois sur le développement des télécommunications en faveur du secteur, de son industrie, mais également pour servir les populations. Avec les projets structurants que nous mettons en œuvre, c’est tout le secteur, toute l’industrie et les populations qui en bénéficient. Par exemple, la mise en œuvre d’un projet comme celui du déploiement de 5000 km de fibres optiques  sur l’ensemble du pays durant deux années transformera à terme tout le paysage des télécommunications par la disponibilité d’infrastructures de transmission sur toute l’étendue du territoire. Ce projet permettra aux opérateurs d’avoir des points de présence partout, et même dans les localités où hier, ils ne pouvaient pas accéder à cause du manque d’infrastructures. Ce projet va avoir un impact autant sur l’industrie du secteur que sur les populations, parce que désormais, elles pourront avoir accès aux services de bases des télécommunications et avoir la possibilité de faire un choix parmi ces différents services à l’intervention de l’ANSUT. Autre illustration, c’est le projet, « un citoyen, un ordinateur, une connexion internet ». C’est un projet qui vise à terme, une massification de l’accès à l’outil informatique ou une massification des terminaux, que ce soit une tablette ou un ordinateur portable ou de bureau. En somme, c’est 500.000 unités de terminaux de ce genre qui vont s’ajouter d’ici deux à trois ans, au parc informatique existant aujourd’hui.  C’est une aubaine pour les entreprises du secteur, mais c’est également à l’avantage de 500.000 foyers ou familles qui vont désormais bénéficier grâce à ce programme, d’un accès à des outils qui leurs permettront d’être connectés au reste du monde. Ce qui n’aurait pas été possible sans ce projet. Encore une fois, comme je vous le disais,  nos interventions ont un impact à la fois sur l’industrie, sur le secteur et sur les populations.

 

Est-ce que vous travaillez par exemple en jumelage avec d’autres sociétés dans le même secteur aux États-Unis ou en Europe par des partenariats ?

 

Pas de façon formelle, nous participons en général à des forums, à des conférences, où nous avons la possibilité de partager notre expérience avec nos homologues des autres pays. Dans le cas particulier de la Côte d’Ivoire, il faut retenir que les agences comme le nôtre ne sont pas courantes parce qu’en générale, notre activité est confiée à un régulateur. Mais ce choix vaut pour les pays qui ont atteint un certain niveau de développement ou de maturité en matière de développement de télécommunication et  des TIC. Alors qu’en Côte d’Ivoire, le travail à faire pour amener les populations et le pays à un certain niveau de développement en la matière est tellement important que le confier à un régulateur dont le cœur de métier est de faire la régulation, serait comme demander à une entité de conduire une mission qu’elle ne saurait conduire que de façon accessoire. Or, la mission de l’ANSUT, on ne peut pas la conduire à mi-temps. Il faut nécessairement se donner les moyens de développer une stratégie, de mobiliser les ressources tant financières qu’humaines pour pouvoir y arriver parce que le « gap » est assez important. Aujourd’hui, nous n’avons pas encore de réseau de communication ou de réseau d’accès internet sur toute l’étendue du territoire, encore moins de réseaux haut débit. Par conséquent, avec ce que les services TIC nous apportent, on ne peut pas s’offrir le luxe de laisser une partie du pays en marge de l’accès à ces services. Demander que la tâche de l’ANSUT soit l’activité d’un régulateur, je pense que ce serait une erreur stratégique parce qu’on n’aura pas le rythme de développement ou de déploiement qu’on serait en droit d’attendre de ce régulateur. Encore que les activités de régulation dans notre secteur sont assez changeantes et mobilisent assez de ressources et d’énergies. Il était bon, et je ne le dis pas parce que je suis à la tête de l’ANSUT, que ce soit l’affaire d’une agence de façon spécifique.

 

Les télécoms, c’est un secteur qui est assez important pour les investisseurs ?

 

Définitivement, si vous allez vous installer dans le nord de la Côte d’Ivoire et que vous n’êtes pas capable une fois installer dans cette zone, de pouvoir communiquer, vous connecter à internet ou échanger des fax, je ne suis pas sûr que vous allez trouver de l’entrain à y aller. Autant qu’il soit indispensable d’avoir l’électricité, d’avoir des routes, d’avoir de l’eau, autant aujourd’hui, le minimum indispensable est d’être connecté au reste du monde via les services de communication, pour vous permettre justement, au-delà de la Côte d’Ivoire, de faire votre « business » partout où vous avez un contact, ne serait-ce que par le biais de l’internet ou du téléphone.

 

On peut se permettre de dire que vous jouez un rôle très important dans la stratégie du gouvernement et du ministre qui vise à atteindre l’émergence à l’horizon 2020. Après avoir passé 2020, à votre avis, quels sont les challenges à un haut niveau de votre stratégie de numérisation?

 

Il faut déjà  arriver à l’émergence. Nous nous sommes fixé l’année 2020 probablement comme point de mire. À ce moment, nous ferons un bilan et je pense certainement qu’après cette date, il y aura encore beaucoup à faire. Toutefois, nous aurons assurément atteint un certain niveau, de façon générale pour tout ce qui concerne le développement économique et social. Mais il y’aura encore énormément à faire.

 

Cela va faire deux ans que vous êtes le Directeur général de cette structure. Je voudrais savoir depuis que vous êtes à ce poste, ce dont vous êtes le plus fier ?

 

Il y a eu beaucoup de réalisations, mais au moins trois m’ont réellement satisfait. Même si elle n’apparait pas du point de vue technologique comme une révolution, vu que certains diront que c’est un choix un peu rétrograde, je vais commencer par celle qui à mon sens me réjouit, car le simple fait de rendre disponible le téléphone dans des endroits où il n’y en avait pas afin faciliter la vie aux personnes qui aujourd’hui sont à la tête de nos différentes administrations préfectorales ou sous-préfectorales, constitue à mes yeux une réalisation qui change de façon notable  le fonctionnement au quotidien de ces personnes. Ce projet est parmi ceux dont je suis aujourd’hui le plus fier, car il a permis le déploiement du réseau de téléphonie sur l’ensemble du territoire en deux ans de sorte que le téléphone, l’internet et le fax soient disponibles dans plus de 1.000 localités du pays à ce jour. En d’autres temps, ce projet nous aurait pris une bonne dizaine d’années, mais nous avons réussi à le réaliser en deux ans et on entend le poursuivre parce que son succès a suscité de l’engouement et des demandes. De nos jours, on dénombre à peu près 4.000 de nos localités qui n’ont pas accès au téléphone et à l’internet haut débit. Ayant apporté ces services dans à peu près un millier de localités,  forcément, comprenez que les 4.000 autres localités restantes réclament la disponibilité de ces services. Or, nous sommes en permanence dans un rôle d’arbitrage concernant les services disponibles que nous pouvons apporter à nos populations puisque nos ressources ne sont pas illimitées. Nous allons définir progressivement les priorités pour les régions et leurs populations et d’ici 2020, faire en sorte qu’effectivement, ces 4.000 localités restantes aient le téléphone disponible. On aurait pu aller beaucoup plus vite et je pense qu’on va pouvoir aller beaucoup plus vite d’ici au prochain quinquennat, vu que tout est question de ressources financières. Nous n’avons malheureusement pas les ressources nécessaires pour pouvoir faire face à la demande de nos populations. L’ensemble de notre portefeuille projet pour les trois prochaines années, et qui avaient été arrêté par le gouvernement concernant les années 2013, 2014 et 2015, nécessitait des ressources financières autour de 300 milliards de FCFA, soit un peu plus de 600 millions de dollars de besoins, alors que chaque année, les ressources que nous collectons ne dépassent guère 20 millions de dollars.

 

Justement, vous collectez comment vos ressources ?

 

La particularité de l’ANSUT, c’est qu’elle ne vit pas sur les ressources du budget de l’État. La loi a prévu un cadre par le biais de la parafiscalité. Il y a des taxes qui ont été créées qui nous sont reversés directement par l’ensemble des opérateurs de téléphonie fixe et mobile. Nous entendons l’étendre après à toute l’industrie des télécommunications.

 

Vous percevez des taxes sur tous les opérateurs ?

 

Ces opérateurs nous reversent 2% de leurs chiffres d’affaires. Ces 2% représentent à peu près 20 milliards de FCFA par an, soit 40 millions de dollars par an. Ce n’est pas grand-chose pour des besoins qui sont estimés à douze fois plus environ. En somme, il faut autour de 600 millions de dollars pour pouvoir faire face à tous les projets qui avaient été identifiés. Mais en plus de ce que nous percevrons, nous pouvons également aller solliciter des prêts auprès des banques. C’est ce que nous faisons, mais le problème est que votre capacité de remboursement est endossée à l’effectivité des ressources dont vous disposez.

 

Est-ce qu’on peut dire que vous disposez chaque année de plus en plus de ressources parce qu’il y a de plus en plus d’acteurs dans le secteur ?

 

Oui, pour le moment, jusqu’à ce qu’on atteigne certainement le plafond,  quand nous entrons dans la phase de bilan, le chiffre d’affaires est en croissance et se situe autour de 7% par an. Donc nos ressources augmentent à peu près au même pourcentage chaque année.

 

Vous pensez qu’il y a beaucoup d’opportunités pour les investisseurs dans votre secteur ?

 

Dans le secteur de la téléphonie mobile, c’est saturé. Par contre, dans le secteur du haut débit, de l’internet, il y a encore de la marge. Aujourd’hui, vous avez à peu près 18 millions d’abonnés à la téléphonie mobile alors que vous avez à peine plus de 100.000 abonnés à l’internet. Il y a donc de la marge. Hier, la difficulté qu’on avait en Côte d’Ivoire est qu’il n’y avait pas d’infrastructures pour rendre les services d’internet hauts débits disponibles partout. Ce sont ces infrastructures que nous sommes en train de construire. À partir de 2017, on aura quand même autour de 7000 km de fibres optiques qui mailleront le territoire national. C’est un atout qui va encourager des opérateurs à espérer aller chercher de la clientèle ou un marché au-delà des métropoles comme Abidjan ou des grandes villes comme Yamoussoukro ou Bouaké.

 

Durant toute votre carrière dans les télécoms, qu’est-ce que vous avez appris qui vous sert aujourd’hui en particulier dans votre agence ?

 

Tout ce que j’ai appris dans les années antérieures me sert forcément aujourd’hui. Ce qui est particulier, c’est l’environnement dans lequel j’évolue en ce moment. C’est une société anonyme, de type privé, mais qui appartient à l’État, donc on évolue entre deux zones. L’entreprise doit fonctionner comme une entreprise privée avec des employés qui ont des contrats de type privé. Pourtant nous travaillons avec l’administration  publique qui elle, a un mode de fonctionnement différent d’une entreprise privée. Nous sommes constamment dans ce rapport que j’ai appris à faire fonctionner. Dans cet environnement, si vous n’avez pas une bonne connaissance des rouages de l’administration publique, vous avez beau être un bon manager, un bon technicien, le succès ne sera pas garanti parce que vous devez connaitre les rouages du milieu dans lequel vous évoluez pour pouvoir avancer. J’ai été pendant 7 ans conseiller technique d’un ministre des télécommunications.

 

Ça vous a aidé ?

 

Oui, les réalisations que nous pouvons revendiquer aujourd’hui nous auraient pris forcément bien plus de temps puisque le temps d’adaptation pour comprendre l’environnement dans lequel on évolue aurait nécessité encore plus de temps. Apprendre à évoluer dans cet environnement a été vraiment déterminant dans l’exercice de mes fonctions actuelles. À côté de cela, il y a tous les aspects managériaux en ce qui concerne la coopération internationale parce qu’aujourd’hui, il y a la Chine qui se positionne comme un partenaire de choix privilégié. Elle propose aujourd’hui ce que les autres pays n’offrent pas, à savoir l’argent pour financer votre projet et il est difficile de dire non. Dans ce contexte, la coopération avec les entreprises chinoises, est un apprentissage, car les coutumes dans les affaires de l’administration chinoise sont des compétences que je peux revendiquer pour avoir commencé à travailler avec les entreprises et le gouvernement chinois en 2005. C’est un apprentissage sur lequel je peux capitaliser pour aller plus vite et plus loin dans le cadre de cette coopération. Cette réalité chinoise nous permet désormais d’avoir des arguments pour discuter avec d’autres partenaires que la Chine, et d’apprécier à juste titre ce que les autres partenaires nous proposent ou peut nous apporter au-delà des ressources financières, vu que la coopération chinoise n’est pas aussi rose. Il y a des difficultés dans cette coopération et la connaitre nous permet de mieux comparer la valeur des offres des autres partenaires par rapport à la Chine. On sait aujourd’hui faire la part des choses et comparer ces deux cadres de coopération.